Mon père ne m’avait jamais aimé. Voilà ce qui me sautait soudain au visage, et cette révélation avait la force de l’évidence, la texture inquestionnable d’une lapalissade. Mon père ne m’a jamais aimé. Voilà ce que j’aurais dû dire à ce psy d’opérette, pensais-je, avant de lui parler des bordures géographiques et sociales, et sans doute étaient-ce les mêmes, où j’avais grandi. Mon père ne m’a jamais aimé. Et j’ai perdu mon frère au moment de naître au monde. Tout est là. Voilà à quoi je pensais en faisant de nouveau le trajet qui devait me mener des finistères où je vivais aux banlieues où j’avais grandi.
Mon père ne m’avait jamais aimé. Mon frère non plus du reste. Mais c’était un peu la même chose, tant il m’apparaissait tout d’un coup qu’il avait toujours été, lui, le préféré, le « vrai » fils en quelque sorte, quand moi je n’avais été, ainsi qu’il me l’avait lancé à la figure au téléphone l’autre jour, que celui de maman, selon le vieux schéma qui veut qu’une mère préfère toujours un peu son plus fragile enfant, même si elle est infoutue de le lui dire, de le lui faire sentir, même si elle est incapable, ou empêchée, de seulement lui montrer, lui faire comprendre, qu’elle l’aime un peu.
Mon père ne m’avait jamais aimé. Et il aurait aimé Guillaume. Et il m’en voulait pour ça. D’être celui qui avait survécu. Celui qui avait pompé toute la force, au détriment de l’autre. Voilà à quoi je pensais en roulant dans ces rues grises et pareilles, et brusquement je me sentais comme un gamin geignard, je n’avais plus quarante ans et des poussières, je n’étais plus le père de deux enfants, j’étais juste un fils et je détestais ça. Je roulais vers la maison, et plus je roulais, plus cette pensée envahissait mon crâne : mon père ne m’avait jamais aimé, et ma mère n’avait jamais su le faire, ce qui au fond revenait au même, tant en la matière seuls comptent les preuves, les actes, les gestes, les mots, autant de choses qui avaient fait défaut tout au long de mon enfance. Ils ne m’avaient jamais aimé et je n’ignore pas qu’en me disant cela je tentais aussi de justifier l’horreur que j’avais d’aller les voir, de les entendre au téléphone, Sarah en savait quelque chose, au moment de lui rendre les enfants je n’avais rien eu besoin de lui dire, elle me connaissait si bien qu’en scrutant mon visage elle m’avait dit « toi, tu pars voir tes parents, je reconnais cet air que tu as », c’était le même exactement que j’arborais depuis vingt ans chaque fois que je devais me rendre dans cette maison, et d’année en année c’était de pire en pire. Ils ne m’avaient jamais aimé et c’était la seule manière de m’expliquer que je me sente à ce point étranger à eux quand je les croisais, qu’ils m’exaspèrent et me dépriment à ce point, que leur sort m’indiffère autant. En leur présence je me demandais toujours ce qui me liait à eux, pourquoi je m’infligeais de les côtoyer, et je ne trouvais pas de réponse, aucune, si ce n’est un obscur sentiment d’obligation « morale ».
Mon père ne m’avait jamais aimé, il suffisait pour m’en convaincre de me rappeler cet air irrité et déçu qu’il avait toujours quand il posait, rarement, les yeux sur moi, ou que, plus rarement encore, il m’adressait la parole. Tout en moi lui déplaisait, lui avait toujours déplu. Ma « sensibilité », comme disait ma mère, ma santé fragile quand j’étais gamin, mon côté rêveur, solitaire, ma manie de m’enfermer dans ma chambre pour lire et écouter des chansons tristes et qui n’étaient pas de mon âge, mes réflexions, mes gestes même : il se foutait toujours de mon « style ». Que je mange, marche dans la rue, joue au tennis de table, c’était toujours la même chose : il trouvait que je faisais des manières. Et je ne pouvais pas m’empêcher aujourd’hui de penser qu’au fond, ce qu’il détestait alors, c’était la connotation féminine de mes attitudes : il devait redouter que je sois homosexuel. Du reste, je crois qu’il ne l’aurait pas supporté. Les choses se sont empirées à l’adolescence. Je portais les cheveux longs, passais mon temps à lire de la poésie, dédaignais le cinéma populaire et ne jurais plus que par les « auteurs ». J’étais en train d’échapper à leur monde. À leur classe, même. Je n’en avais pas conscience alors mais je m’éloignais sous leurs yeux, sous leur toit. Je les reniais en quelque sorte. En prenant ce qu’il appelait « mes grands airs ». Pour qui me prenais-je avec mes manies d’intello, me croyais-je au-dessus d’eux ? À cette époque, je m’inventais, comme l’ont fait la plupart d’entre nous à cet âge de la vie. J’étudiais chacun de mes gestes, que je voulais affectés, élégants, chacun de mes goûts, que je voulais pointus, avant-gardistes, modernes, élitistes. Je me gargarisais de noms qui en jettent, Godard Duras Bacon Basquiat Lou Reed Nico Gould Cassavetes Ginsberg Tarkovski Pialat Manset Ferré Cohen Joy Division, je jouais au tennis et ne jurais que par Edberg l’esthète, méprisais le football que je déclarais « vulgaire », le cyclisme que je jugeais « plouc ». Je délaissais la bière, le bricolage et tout ce qui relevait du « manuel » ou du « masculin » pour les mêmes raisons, laissais pousser mes cheveux, ne m’habillais plus qu’en noir, refusais la viande, paraissais en mauvaise santé, sans doute mon père pensait-il que je me droguais, et je voyais bien combien tout ça l’irritait. Et je voyais comme il regardait mon frère, moins fragile, moins sensible, moins torturé, moins efféminé, plus sportif, plus solide, moins rêveur, moins intello, moins inapte à la vie pratique, moins bêcheur, comme disait ma mère. Elle non plus n’aimait pas me voir leur échapper ainsi, me construire non pas contre eux, mais loin d’eux, de leur univers, de leur vie, de leurs références, de leurs goûts, de leurs croyances. Mais je crois qu’au lieu de me détester pour ça – ce qui chez mon père se traduisait à la fois par une froideur extrême et une colère sans objet, toujours au bord de déborder, et qui explosait parfois pour rien – elle se contentait d’en être triste, et vaguement incrédule.
Après ça je m’étais éloigné pour de bon, dans tous les sens du terme. J’avais gagné Paris, m’étais lié à des gens venus d’horizons tout autres, avais vécu au milieu de livres, de films, de musiques dont ils ignoraient même l’existence, ne leur prêtant qu’une maigre attention, faisant l’acquisition d’habitudes, de modes de pensée, de faire et d’être qui signalaient d’emblée l’appartenance à un autre monde, actaient la trahison, et qu’ils interprétaient comme un rejet, un mépris. Pourtant, tout dans mes livres tentait de rendre hommage aux lieux et au milieu où j’avais grandi, à ceux qui m’avaient fondé, dont je m’étais éloigné mais qui m’avaient défini, même par opposition. Ils n’aimaient pas que je les écrive, et encore moins que je les publie, qu’on en parle, qu’on parle de moi et, à travers moi, qu’on parle d’eux. Ils n’aimaient pas ce que disaient les journalistes de mon parcours, de mes personnages et des endroits qu’ils traversaient, ces endroits et ces vies qu’ils jugeaient banals, sordides, ces gens qu’ils qualifiaient de « petits », cette France qu’ils disaient d’en bas, si bien qu’à force il me semble que mes parents me prêtaient ces jugements, pourtant à mille lieues de mes intentions et qui me blessaient autant qu’eux. Mais par-dessus tout ils n’aimaient pas mes livres eux-mêmes, trop crus, trop intimes, et dont les narrateurs excédaient mon père. Il me l’avait dit presque à chaque fois. Comment interpréter ce dernier aveu ? Ces narrateurs qu’il détestait tant, qu’il m’avait maintes fois confessé avoir envie de gifler, ces types faibles qui s’écoutaient, enculaient les mouches et le répugnaient n’étaient autres que moi. Pas au niveau des faits, bien sûr, mais de l’être. Ils étaient plus moi que quiconque. Plus moi que moi-même. Ils étaient moi dépouillé des convenances, des obligations, un moi délivré du social, tout à fait libre d’être lui-même, pour le meilleur et pour le pire.
Je me suis garé devant la maison. La voiture de mon frère était déjà là. Je suis resté longtemps assis sans bouger. Qu’est-ce que je foutais là ? D’où venait que de nouveau je me sente à ce point étranger aux miens ? D’où venait que l’amour en moi était à ce point enfoui, inaccessible, jusqu’à douter qu’il ait jamais existé ? Car si je réalisais soudain combien mes parents m’avaient peu ou mal aimé, et combien cela avait conditionné ma vie, mon incapacité à être au monde, ma soif inextinguible de reconnaissance, d’affection, de preuves, de gestes, de signes, de mots, l’inverse était sans doute tout aussi vrai. D’aussi loin qu’il m’en souvienne je n’avais jamais été un enfant affectueux, expansif, j’avais toujours été froid, absent, renfermé, agressif, verrouillé, mutique. Et ma façon de les fuir, de fuir les lieux de mon enfance, et de me fuir moi-même avait un goût de reproche sûrement amer, que parachevaient mes livres où leurs avatars n’avaient pas toujours le beau rôle. Au fond, ce qui restait de tout cela, c’était un sentiment de tristesse glacée. De part et d’autre. De fatigue et de tristesse. Et jamais je ne saurais, croyais-je, quelle en était la raison. Guillaume en était une hypothèse plus que plausible. La vie de labeur qu’ils avaient menée également. Mais je ne pouvais m’empêcher de me dire que je n’y étais pas pour rien, que j’y avais aussi ma part, que c’était aussi une conséquence, un aveu de déception face à un fils pareil, inapte au bonheur, à la tendresse, ingrat et « bêcheur ».
Une fois de plus, garé face à la maison où j’avais grandi, j’ai été tenté de fuir. Y pénétrer me semblait au-dessus de mes forces. Affronter le visage sec et froid de mon père, le rictus plaintif et usé de ma mère, le mépris de mon frère, passer quelques jours dans cette ville, sur les traces de mon enfance, tout cela m’étranglait. J’ai démarré et j’ai roulé jusqu’à l’orée de la forêt. J’ai garé la voiture le long des premiers arbres et me suis enfoncé dans les bois. Le soleil traçait de grandes flaques dorées parmi les ombres. Des odeurs montaient, de terre gorgée d’eau, de mousse et de lichen. Partout bruissait un règne animal et invisible. J’ai marché jusqu’à « notre » clairière. Mon cœur battait jusque dans mes doigts. Une part de moi espérait y croiser Sophie. L’autre le redoutait plus encore. Mais elle n’y était pas. Je me suis allongé parmi les fougères naissantes, déployant leurs premières crosses, les yeux rivés sur le réseau des branches perlées de feuilles d’un vert translucide, et j’ai fermé les yeux. Je me suis endormi, rêvant d’arbres engloutis, dont ne dépassaient que les cimes, d’animaux morts emportés par la boue. Un monde noyé, effacé, recouvert. Quand je me suis réveillé le ciel s’était assombri. On aurait dit qu’on l’avait éteint. J’ai marché jusqu’au cimetière où reposaient mes grands-parents maternels. C’était la première fois que je m’y rendais. J’ignore ce que je venais chercher là. Ce que je comptais y trouver. Sans doute quelque chose qui avait à voir avec la mémoire. Après tout elle ne s’ouvrait qu’à la mort de ma grand-mère. C’était mon premier souvenir, les premières images que je possédais de mes parents, de moi-même, de ma vie. J’ai parcouru toutes les allées. J’ai fini par trouver sa tombe. Leur tombe puisque désormais mon grand-père reposait avec elle. Mais je n’ai pas trouvé celle que je cherchais vraiment, sans me l’avouer. Non, il n’y avait pas dans le coin réservé aux enfants, aux nouveau-nés, de croix au nom de Guillaume. Où pouvait-il bien reposer ? Qu’avait-on fait de son corps minuscule et violet ? Je l’imaginais à jamais dans la brume, patientant dans un lieu éternellement provisoire. J’ai erré encore un moment parmi les stèles grises, les monuments tristes. Les gravillons sales s’écartaient parfois pour laisser apparaître un peu de terre. Trois vieilles se recueillaient au beau milieu des allées désertes et silencieuses. Tout sentait la forêt et la pierre. J’ai marché longtemps encore dans les rues avoisinantes. À l’étage du pavillon de Sophie, les volets étaient clos. Aucune voiture n’était garée devant. J’ai sonné. Une gamine d’une dizaine d’années est venue m’ouvrir. Je n’ai pas eu besoin qu’elle se présente. Elle ressemblait trait pour trait à sa mère, à celle que j’avais connue au collège. Dans son dos, provenant d’une autre pièce, me parvenait la voix d’une autre femme, répétant « qui c’est ? ».
— Ta mère est là ? ai-je demandé.
— Non. Pourquoi ?
— Je suis un ami. Je voulais juste prendre des nouvelles. Elle va bien ?
Soudain le visage de l’enfant est devenu grave. Un voile est passé dans ses yeux. Elle a juste eu le temps de me dire que sa mère était à l’hôpital et qu’elle ne savait pas quand elle allait sortir, pas avant plusieurs semaines en tout cas. Une femme d’une soixantaine d’années a fait irruption et s’est interposée entre nous.
— Vous êtes ? m’a-t-elle dit d’un ton sec.
— Un ami de Sophie.
— Et qu’est-ce que vous lui voulez ?
— Je venais juste lui dire bonjour.
Elle me fixait d’un air méfiant. Derrière elle, la gamine me lançait des regards ravagés. On aurait dit qu’elle me conjurait de la sortir de là, de la sauver de sa vie. Elle avait les yeux de sa mère. La même soif. Le même appel. Après m’avoir précisé qu’elle était la belle-mère de Sophie, la vieille m’a demandé mon nom. Je lui ai répondu et elle s’est mise à hurler.
— Comment osez-vous ? Comment osez-vous ? Après le mal que vous lui avez fait. Après le mal que vous avez fait à ses enfants, à cette famille ?
Elle a saisi la gamine par le bras et m’a désigné d’un geste hystérique.
— C’est lui, c’est lui, c’est de sa faute, c’est de la faute de cet homme si ta maman est de nouveau à l’hôpital, regarde-le bien, c’est de sa faute.
La gamine semblait terrorisée. Elle ne comprenait rien à ce que racontait sa grand-mère. J’aurais tellement voulu pouvoir la serrer dans mes bras et lui parler doucement, tout doucement. De sa mère. De la Maladie. Des forêts. De l’enfance et de la peur. La vieille m’a craché à la gueule. J’ai senti sa salive chaude dégouliner sur ma joue. Qu’une femme de cet âge et si bien mise, vêtue de vêtements choisis, impeccablement coiffée, parée de bijoux, aux traits si nets et sévères, puisse faire ça m’a sidéré. J’ai essuyé ma joue et j’ai fait demi-tour. J’ai marché hébété jusqu’à la voiture. Je pouvais encore sentir l’impact du crachat sur ma peau, comme une brûlure ancienne, une cicatrice. Assis au volant j’ai tenté de retrouver mon calme. Avalé deux Xanax. Respiré profondément. Monté le chauffage. Enclenché le dernier Bonnie Prince Billy. La chaleur. Le souffle. Les médicaments. La musique. Je ne connaissais pas d’autre recette dans ce genre de situation. À l’abri de l’habitacle et de la voix du maître, j’ai appelé tous les hôpitaux du coin. J’ai fini par retrouver sa trace dans la clinique psychiatrique d’une ville voisine. Aucune visite n’était tolérée, autres que celles de son mari et de ses enfants. À l’autre bout de fil, personne n’a voulu répondre à la moindre de mes questions. Elle était en vie, elle se reposait, c’est tout ce que j’avais à savoir. Dans les haut-parleurs, ce bon vieux Will Oldham gémissait, à bout de souffle ou de nerfs on ne savait pas très bien, on aurait dit une lente agonie. J’ai démarré et j’ai roulé jusqu’au centre-ville. La lumière gris pâle annihilait les contours, les contrastes. Tout se fondait en un morne crépuscule. Nous n’étions pourtant qu’au début de l’après-midi. Le jour allait être long à mourir. Au bar-tabac, c’étaient toujours les mêmes malgré l’heure précoce. Stéphane a souri de toutes ses dents en me voyant, et à sa façon de me tomber dans les bras et de me demander ce qui me ramenait là j’ai compris qu’il avait déjà pas mal de verres dans le nez.
— T’es pas au travail ? lui ai-je demandé en faisant signe au serveur de me servir un demi.
Son sourire s’est fait plus acide. On pouvait entendre ses molaires grincer.
— Ils m’ont pas gardé. J’ai pas l’esprit maison, il paraît. On sent pas que t’as envie de porter la veste Simply, on sent pas que tu en es fier, ils m’ont dit.
Autour de nous les autres ont rigolé mais il n’y avait pas de quoi. Stéphane m’a présenté Jean-François, est-ce que je me souvenais de lui, pas vraiment, enfin je n’étais pas sûr, dans ce genre de circonstances je n’osais plus trop être affirmatif. Jean-François me disait vaguement quelque chose, mais j’ai été soulagé quand il m’a confirmé que nous n’avions jamais été dans la même classe, ni même au même niveau. Il avait un an de plus que nous mais il était sorti avec Magali, une de nos copines, plutôt sportive et assez jolie, dont le père était maître-nageur à la piscine municipale. Il nous faisait entrer gratis et assurait ainsi la popularité de sa fille. Jean-François travaillait à Orly comme bagagiste. Mais depuis le lycée, lui aussi avait connu une vingtaine d’emplois différents. Partout c’était la même chose, a poursuivi Stéphane, des petits chefs relayaient auprès d’encore plus petits qu’eux des instructions, des objectifs et des techniques de management débilitantes que ces derniers appliquaient avec zèle pour satisfaire leur hiérarchie, et tout cet empilement de zèle finissait sur le dos des plus petits, qui assuraient les tâches les plus anodines, les plus ingrates, mais à qui on demandait malgré tout de s’investir, d’avoir toujours plus « l’esprit maison », ce qui revenait surtout à toujours fermer sa gueule, ne jamais rien demander, ni augmentation ni congé, ni horaires aménagés ni jours chômés consécutifs, ni la moindre faveur – partir dix minutes plus tôt pour exceptionnellement aller chercher les enfants à l’étude et les emmener chez le médecin, arriver à l’hôpital avant la clôture des visites quand sa mère tombait malade, ce genre de choses –, ni bien sûr le début du moindre CDI.
— L’attitude, l’investissement, l’esprit maison, ils te font le coup à chaque fois. Parce qu’ils n’ont rien à redire sur ton boulot. Je veux dire, merde, le boulot, à la caisse, aux cuisines de McDo, n’importe où, bien sûr que tu le fais bien. « J’ai rien à redire sur vos compétences », qu’ils te disent. Putain encore heureux ! De quelles compétences j’ai besoin pour encaisser des articles ou foutre un steak entre deux tranches de pain ? Alors pour te virer ils invoquent toujours la même connerie. L’attitude. L’enthousiasme. La motivation. La niaque. Le sourire au travail. L’esprit maison. Leur putain d’esprit maison de mes couilles.
— OK, ai-je dit. Mais pourquoi ils te virent alors ?
— Parce qu’ils savent qu’au bout de plusieurs mois dans la même boîte, un type va commencer à réclamer. Un salaire décent. Ne plus travailler le dimanche. Surtout s’il a des gosses, une famille à nourrir. Des horaires qui lui permettent de voir ses enfants, de les embrasser avant qu’ils se couchent, pas plus. Le type commence à réclamer ce qu’ils appellent des « privilèges ». Sans compter qu’un de ces jours, tu vas voir qu’il aura le toupet de demander si on ne pourrait pas envisager un CDI. Alors ils te virent et ils en prennent un plus jeune, plus gentil, moins « exigeant », un type qui rampe et a l’air fier de porter le maillot, qui est toujours prêt pour le dimanche, qui trouve même qu’il est payé trop cher. Ou alors un semblable à toi exactement, mais ils savent déjà que c’est juste pour quelques mois, qu’ils le vireront pareil dès qu’il se sentira suffisamment installé pour un jour oser poser une question sur son avenir dans la boîte, faire une remarque même minime sur tel ou tel aspect du management, sur la propreté des locaux, ou même tomber malade une fois de trop – c’est-à-dire une fois tout court.
Les autres autour acquiesçaient. Stéphane a demandé un autre verre, l’œil vitreux, la bouche amère. Tout dans son attitude disait le découragement, la vie qui vous scie les pattes, vous brise les os pour rien, juste parce que c’est comme ça, que le monde marche sur la tête et que vous êtes né du mauvais côté. Pas du plus mauvais, non. Mais pas du meilleur non plus. Un instant j’ai pensé à la poignée d’anciens camarades dont j’avais retrouvé les noms dans Google, ceux qui étaient partis loin, les ingénieurs, les médecins, les avocats. Oh ils n’étaient pas nombreux. Et venaient tous du même quartier : celui où avait grandi Thomas. Pour la plupart, leurs parents étaient cadres supérieurs, hauts fonctionnaires. Ou ils exerçaient les professions libérales habituelles. J’avais même trouvé la trace de deux types dans l’annuaire des anciens de Sciences Po. Bon Dieu, comment était-ce seulement possible ? Je veux dire : Stéphane, David, Christophe, Yann, Éric, Fabrice et les autres, même les très bons élèves comme moi, nous ne savions pas que ça existait, Sciences Po. Même ceux qui avaient obtenu leur bac avec mention. Les grandes écoles, les classes préparatoires nous n’avions aucune idée de ce que ça voulait dire. Khâgne, Hypokhâgne, les prépas commerce, Math Sup, Math Spé, tout ça, c’était quelque part dans le brouillard. Des mots qui ne nous disaient rien, mais qui avaient une signification bien précise pour d’autres, mieux informés, mieux préparés, mieux nés, du meilleur côté de la barrière. Pour nous, du moins ceux d’entre nous qui avaient pu aller jusqu’au lycée, sortir avec le bac, même au rattrapage, même un bac G, c’était déjà quelque chose. Et qu’on s’inscrive à la fac, pour nos parents, pour nous-mêmes, c’était une consécration, une entrée dans le grand monde. On y croyait ferme, aux voies de l’excellence, au mérite, à la République. On y est tous allés comme un seul homme, dans ces voies de garage, ces sections surchargées qui ne menaient nulle part. On y est tous allés en se tapant des heures de RER quand les autres louaient des appartements à deux pas de la fac, on y est tous allés en ratant la moitié des cours parce qu’il nous fallait bosser pour nous les payer ces études, on y est tous allés sans personne derrière pour nous pousser parce que pour nos parents, aller à la fac, avoir un BTS, deux ans d’études supérieures, et même trois ou quatre, c’était presque inespéré, pour eux on était sauvés, on avait fait des études, on en faisait, on était tranquilles pour la vie, on aurait pas à se salir les mains ni à courber l’échine. Et même ceux dont les parents avaient saisi quelque chose dans tout ça, mieux renseignés, ou parce qu’ils connaissaient quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui leur avait dit que la fac, les filières surchargées, tout ça, il fallait quand même se méfier, ceux à qui les parents avaient conseillé d’éviter les filières littéraires, sciences humaines, psychologie ou autres pour s’orienter vers des formations qui « apportaient un vrai métier », l’économie, la gestion, ceux-là ignoraient tout d’HEC, de l’ESSEC, et si jamais ils en avaient entendu parler, les frais d’inscription suffisaient à leur rappeler que ce n’était pas pour eux. Du reste l’argent ne jouait pas tant que ça dans ce domaine. Normale Sup, Sciences Po, Polytechnique, ces filières d’excellence n’étaient pas pour nous. Le mot « excellence » suffisait d’ailleurs à nous indiquer qu’elles étaient réservées à d’autres, dont nous aurions bien peiné à définir l’identité. « Les autres ». « Réservé aux autres ». Ces mots-là m’accompagnaient toujours. Il y avait encore des endroits qui me semblaient leur être dédiés et où il m’était impossible d’entrer. Cafés, restaurants, hôtels, boutiques, boîtes, cercles divers… Certaines rues, certains quartiers, même. Autant de lieux que fréquentaient sans complexe la plupart des écrivains de ma génération et que je fuyais comme la peste, ce qui me valait une réputation de sauvage que mon exil breton et mon allure n’avaient fait qu’entretenir – la seule question qui demeurait en suspens alors était de déterminer s’il s’agissait là d’une pose ou d’un calcul, d’une incapacité ou d’un complexe, d’un manque de goût ou d’un dégoût. Et sans même m’en rendre compte je tenais mes enfants aussi éloignés que possible de ces lieux ou des usages que je continuais à considérer comme propres à ces « autres ». Quelque chose en moi refusait qu’ils se distinguent, se différencient, suivent les sentiers du privilège : écoles privées, équipements culturels élitistes, sports de riches, vêtements de marque connotés. Cela étant je n’avais jamais eu à les détourner de quoi que ce soit. Manon avait un instinct très sûr pour ces choses-là. Elle identifiait immédiatement les lieux d’entre-soi, les activités du même tonneau, mettait un point d’honneur à ce qu’on l’inscrive dans l’école de danse du quartier, le cours de théâtre du centre social, m’aurait lancé des regards mortifiés si je l’avais obligée à monter dans une voiture plus luxueuse que notre vieille Scenic, et avait semblé réellement déçue le jour où j’avais évoqué la possibilité qu’elle aille au collège catholique situé à cinquante mètres de chez nous, pour de pures raisons pratiques, quand le collège public était caché dans un autre coin de la ville, mal desservi par les transports collectifs, et seulement accessible par une route fréquentée où je redoutais qu’elle s’aventure deux fois par jour à vélo. Elle refusait tout ce qui pouvait la distinguer par la seule grâce de l’argent ou de l’appartenance sociale. Seul le particularisme de ses goûts en matière de musique, de livres ou de films – et elle était trop jeune pour comprendre qu’il s’agissait là aussi de marqueurs impitoyables, plus sournois, plus pernicieux – la différenciait de ses camarades, dont les parents avaient, en général, un mode et un niveau de vie plus ordinaires que les nôtres. Là où nous vivions, il suffisait de peu pour appartenir aux classes les plus privilégiées de la ville. En dépit des apparences, de ces grandes villas alignées surplombant la mer, qui en grande partie n’étaient que secondaires, des flots de touristes argentés qu’amenaient les week-ends ensoleillés et les vacances, des curistes pleins aux as qui venaient se prélasser aux Thermes et logeaient au grand hôtel affichant ses quatre étoiles, l’immense majorité de la ville vivait modestement. Le plus gros de l’activité économique était lié, de près ou de loin, au tourisme, au port de commerce, à la pêche et à la conchyliculture. À part quelques professions libérales et employés du public, la plupart des gens que je croisais travaillaient dans l’un ou l’autre de ces secteurs. Hôtels, restaurants, boutiques de la vieille ville, commerces de bouche, parcs à huîtres de Cancale, parcs à moules de la baie du Mont-Saint-Michel, ateliers de conditionnement de fruits de mer et de crustacés, usine de fabrication d’engrais à base d’algues, laiteries, chantier naval, entreprise de traitement du bois, entreprise de textile établie à quelques kilomètres de là, compagnie de ferries, tous y occupaient des emplois moyennement rémunérés, ne nécessitant que peu de qualifications et un faible niveau d’études. Les cadres étaient rares, les notables se comptaient sur les doigts d’une main, les médecins, dentistes, notaires, avocats composaient le gros de la bourgeoisie locale. Et les gens qui faisaient vivre la ville n’auraient bientôt plus les moyens d’y loger. L’attrait jamais démenti des catégories les plus aisées du pays pour les villégiatures en bord de mer faisait monter les prix à des niveaux extravagants, à moins de dix kilomètres de l’eau les maisons s’arrachaient à des prix inabordables et ne servaient plus que deux ou trois semaines par an. La ville vieillissait, se vidait peu à peu de ses habitants, qui comme à Paris étaient désormais contraints de s’éloigner, de gagner ces zones improbables où la périphérie se fondait dans la campagne, ensembles pavillonnaires flambant neufs bâtis au milieu de nulle part, munis d’une boulangerie d’une pharmacie et parfois d’un arrêt de bus, cernés de champs de choux et de pâturages.
Nous nous sommes tous resservi un verre. Jean-François parlait de sa femme, il était content pour elle, pour eux : elle venait de prendre un emploi de caissière dans une station-service au bord de l’autoroute. Il y avait même un petit café où l’on vendait des sandwiches, elle ferait aussi la serveuse et ça lui plaisait bien, les collègues étaient sympas, même le responsable de la station avait l’air d’un type honnête.
— Avant ça elle était dans un guichet au péage de Saint-Arnoult. Au moins, là, elle peut aller pisser quand elle veut…
Stéphane s’est encore servi un demi. Je voyais bien qu’il avait l’œil mauvais et que son humeur virait au maussade. Un instant je me suis même demandé s’il n’allait pas se mettre à pleurer.
— Tu comprends, disait-il, avec le salaire de Marie on s’en sort pas. Et là côté chômage j’ai plus droit à rien, je vais passer au RSA, tu sais, ce truc qui ronge la société comme un cancer, tu sais ce sale con qu’a sorti ça l’autre fois tu peux pas savoir comment ça a foutu les boules, ici, ailleurs, partout. Les mecs quand ils sortent ça du haut de leurs beaux appartements ils savent pas ce qu’ils dégoupillent, la même semaine ou presque ils allègent l’impôt sur la fortune, alors que partout ailleurs on bloque les salaires on les réduit même pour faire plaisir à ces putains de marchés financiers, à ces saloperies d’agences de notation qui commandent aux États et font tourner la planète dans le but unique de s’en foutre plein les pognes. Tu sais un jour tout ça va leur sauter à la gueule.
Il avait haussé la voix et dans le bar tout le monde acquiesçait, il fallait voir comment ça acquiesçait, et avec quel sentiment d’usure, de nerfs à bout. Il fallait voir comment les yeux brillaient à l’idée que tout ça explose enfin, même si on savait qu’il n’en serait jamais ainsi, que tout allait continuer encore et encore, que tout allait continuer à tourner pendant des siècles aux bénéfices d’une poignée de gens qui s’essuyaient les pieds sur la gueule de milliards d’autres. Un type est entré en saluant le patron. Il s’est installé au bar et a commandé un demi. Au visage de Jean-François j’ai compris qu’il se passait quelque chose. Soudain j’ai vu Stéphane se lever et se ruer vers le nouveau venu. Sur le moment je n’ai rien compris. Ni moi ni personne d’ailleurs. Nous nous sommes contentés d’assister à la scène, sidérés, pétrifiés. Il a fallu que Stéphane lui enfonce son poing dans la gueule et que l’autre se mette à hurler pour qu’on se décide à intervenir. On a dû s’y mettre à plusieurs pour les séparer. Stéphane écumait, respirait comme un bœuf. La rage semblait couler dans ses veines et exsuder de sa peau. L’autre avait le nez en sang. Il se tenait le visage entre les mains et regardait ses doigts comme s’il n’en revenait pas. Il avait l’air sur le point de tomber dans les pommes. Le contenu de son verre s’était répandu sur le comptoir et commençait à lui couler sur les chaussures. Le patron s’est mis à gueuler : il nous donnait trente secondes pour déguerpir sans ça il appelait les flics et nous faisait coffrer tous autant qu’on était il ne voulait pas faire le tri. On s’est tous retrouvés sur le trottoir, le mec qui pissait le sang et Stéphane qui refusait de se calmer et voulait lui en refoutre une, Jean-François et les autres qui essayaient tant bien que mal de le retenir. Moi là-dedans je m’efforçais de saisir : qui était ce type ? Qu’est-ce qui avait bien pu pousser Stéphane à se jeter sur lui comme ça ? Qu’avait-il fait pour mériter ça ? J’ai compris quand j’ai vu deux femmes et un homme en gilet rouge sortir du Simply et courir vers lui, l’entourer et lui porter assistance, lui tendre un mouchoir et lui proposer de l’emmener aux urgences. Soudain mes yeux se sont troublés de rouge. Du sang me coulait du front. Je m’étais pris un coup en tentant de mettre un terme au combat. J’ai attrapé Stéphane par le bras et nous nous sommes éloignés tandis qu’un cercle se formait autour du blessé.
— C’est le patron du Simply, c’est ça ? ai-je demandé.
Il a hoché la tête en maugréant.
— Oui c’est ce putain de fils de bâtard. J’aurais dû lui péter le nez et lui refaire la face à cet enculé.
— Je crois bien que c’est exactement ce que t’as fait mon pote. Alors maintenant le mieux c’est encore de rentrer chez toi et d’aller t’occuper de ta femme et de tes enfants.
— Chez moi il n’y a personne.
— Comment ça ?
— Marie est partie chez ses parents avec les gosses. On s’est engueulés.
— Pourquoi ?
— Mais parce qu’on s’en sort pas, c’est tout. Parce que j’ai perdu mon job, parce qu’on a pris deux crédits à la consommation et que chaque mois, avant même d’avoir payé le loyer y a déjà six cents euros qui partent en fumée. Parce que quand la télé a lâché elle en a racheté une et que j’ai gueulé et qu’elle m’a dit : mais Stéphane, si on peut même pas offrir une télé aux gamins on est qui ? On est quoi ? Parce que le soir où je suis rentré en lui disant que c’était fini, que je ne leur convenais pas, que ce connard m’avait dit que mon attitude ne cadrait pas avec la politique de la boîte que j’avais pas l’air d’être fier de porter le gilet elle m’a dit ben voilà, t’as encore dû ouvrir ta grande gueule, tu peux jamais t’en empêcher, tu peux pas faire un effort non, pour nourrir tes gosses tu peux pas ? Tu peux pas savoir comment ça peut bouffer tout ça. Le boulot, le chômage, les crédits. Je veux dire : c’est pas juste des soucis. C’est quelque chose qui vient te manger le cœur. Qui te le rogne. Qui prend toute la place et à la fin t’es plus qu’un tout petit noyau tout sec et rabougri. Et tout ça pourquoi ? Parce qu’on a pas fait les bonnes études, qu’on a pas le bon diplôme, qu’on a pas pris le bon embranchement au bon moment, et qu’il y a jamais aucun moyen de rattraper ça. Tu peux pas savoir.
« Tu peux pas savoir. » Cette phrase me tournait en boucle dans la tête. Cette phrase on me la ressortait tout le temps : je ne pouvais pas savoir ce que c’était de vivre ici, alors que j’y avais vécu, mais je ne pouvais quand même pas, ça avait changé, ça non plus je ne pouvais pas savoir à quel point, je ne pouvais pas savoir ce que c’était de venir d’ici, alors que j’en venais, je ne pouvais pas savoir ce que c’était de travailler, de manquer d’argent, alors que je venais d’une famille de travailleurs où l’argent avait toujours manqué, alors que j’avais moi-même travaillé et manqué d’argent, je ne pouvais pas savoir ce que c’était que d’être au chômage, de vivre dans des apparts minuscules avec deux ou trois enfants, de voir ses gamins se faire racketter par les caïds du quartier, de vivre au milieu des Arabes et des Noirs, non je ne pouvais rien savoir, et pourtant j’écrivais des livres où je parlais de tout ça, de ces gens-là, de ces lieux-là, de ces problèmes-là, je prétendais savoir mais je ne pouvais pas. J’ai pensé à mon père, au nombre de fois où il avait prononcé cette phrase, j’étais encore à la maison que je l’entendais, et mon frère aussi, nous ne pouvions pas savoir parce que nous faisions des études, parce que lui et ma mère s’étaient saignés pour qu’on ne manque de rien et qu’on ait une bonne éducation, parce qu’on nageait dans les livres et la musique, parce qu’on n’avait jamais travaillé de nos mains, parce qu’on n’avait jamais reçu de vraie raclée, parce qu’on avait le droit de parler à table, de sortir et de rentrer quand bon nous semblait.
J’ai raccompagné Stéphane jusqu’à son appartement. Il s’est écroulé dans le canapé avant de fondre en larmes. D’où j’étais j’avais la sensation que le meuble allait finir par l’engloutir. Entre deux sanglots il répétait « mais comment je vais m’en sortir, putain, comment on va s’en sortir ? J’ai même pas de quoi payer le loyer ce mois-ci ».
— Comment tu vas faire ?
— Je sais pas. Emprunter. Prendre un troisième crédit revolving et mettre des années à leur rembourser seulement leurs putains d’intérêts.
— Je peux te prêter tu sais.
— Arrête. Je dois déjà suffisamment de pognon comme ça.
— Tu crois pas qu’il vaut mieux que tu me les doives à moi plutôt qu’à eux ?
— Non. Je sais pas. Au nom de quoi tu me les prêterais d’ailleurs ?
— Je sais pas. J’en sais rien, Stéphane. Du bon vieux temps.
— Du bon vieux temps ? Putain. Quel bon vieux temps Paul ? De quel bon vieux temps tu parles ?
— Je sais pas. T’avais l’air tellement bien, tellement à l’aise quand on était gosses. T’attirais la lumière. Je me souviens de ça. On aurait dit que tu aimantais le ciel. Dans la cour on ne voyait que toi, les filles ne voyaient que toi. T’avais toujours ce grand sourire lumineux aux lèvres, toujours le bon mot au bon moment, toujours l’exacte attitude, toujours aussi cool qu’il le fallait quand il le fallait, tout le monde t’aimait, tout le monde voulait être ton ami.
— Ouais. Ben les choses ont bien changé. Les choses se sont drôlement retournées il faut croire.
— Attends. C’était quand même le bon vieux temps pour toi, non ? Le lycée le collège.
— Ouais. Si ça te fait plaisir de croire ça. Tu sais tout le monde se complaît pas à tirer une gueule de huit mètres de long et à s’habiller en noir et à faire son grand artiste torturé et solitaire à longueur de journée pour bien montrer à quel point il est malheureux. Je veux dire : on peut aussi garder ça pour soi, ne rien montrer aux autres, donner le change, faire cet effort-là. Mais qu’est-ce que tu sais de ce qui se passait quand je rentrais à la maison ? Rien. Tu n’as jamais mis les pieds chez moi. Ni personne du reste. Et pour cause. Non, mon vieux, je peux te dire que dès que je rentrais chez moi, alors non, c’était plus du tout le bon temps… Il n’y a pas que Christophe qui en chiait. Il n’y a pas que ton père qui foutait tellement les jetons à tout le monde qu’on préférait encore rentrer à pied plutôt que monter dans votre voiture quand par hasard il venait te chercher au lycée le samedi matin. Tu sais, le mien, mon connard de père à moi, un jour qu’il avait trop bu, il m’a demandé pardon. Pour toutes les trempes qu’il nous avait foutues. Ouais. Il nous a demandé pardon, sans même nous regarder en face. Et je ne sais pas, on n’y croyait pas, ni moi ni ma sœur, on n’y croyait pas. Ça sonnait faux. Comme si notre mère lui avait demandé de le faire et qu’il s’exécutait, comme on fait ses devoirs. Mais dans ses yeux je te jure, j’ai vu aucun remords. D’ailleurs la seule fois où je lui ai jamais parlé de ça il a nié. Il a juré qu’il n’avait jamais levé la main sur nous. Tu le crois ça ? Il a juré cet enfoiré. Ce gros enfoiré qui nous foutait des trempes pour dix minutes de retard, le couvert pas mis à temps, un mot plus haut que l’autre, un verre cassé. Et ma mère aussi elle a nié. D’abord elle a nié. Et puis après ça, des semaines après, elle m’a dit tu sais il faut le comprendre, son père lui filait des coups de ceinturon juste parce qu’il rompait le silence à table, il faut le comprendre quand il rentrait du boulot il était à bout et tu peux pas savoir ce qu’il a enduré toute sa vie, la colère que ça vous fout dans la gorge de bosser comme ça, d’être traité comme un chien, payé une misère, la colère qu’il faut évacuer quelque part et qu’est-ce que tu crois elle m’a dit, moi aussi je m’en suis pris quelques-unes mais c’est comme ça, c’étaient les hommes de cette époque, c’étaient sûrement les derniers comme ça, ils avaient pas les mots, ils savaient pas faire avec les gosses, mais lui il vous aimait. À sa façon. Ouais. À sa putain de façon, en nous foutant des trempes comme ça pour rien. Juste pour évacuer sa colère.
Je l’ai laissé vider son sac. J’ai sorti mon carnet de chèques de ma poche et je lui ai demandé de combien il avait besoin pour être tranquille pendant quelques mois. Il n’a pas répondu. Il m’a juste dit qu’il fallait qu’il dorme un peu, après quoi il appellerait Marie. J’ai signé un chèque et je l’ai laissé sur la table basse. Il l’a ramassé et l’a fourré dans la poubelle sans prononcer le moindre mot. Après quoi il est entré dans sa chambre en refermant la porte derrière lui. Deux minutes plus tard j’entendais s’élever son ronflement.